L’agent secret
A la sortie de l’autoroute, sur le chemin entre Miradoux et Lectoure existe un lieu où la nuit est peuplée de hiboux. Fantomatiques et majestueux ils évoluent au-dessus des champs labourés et parfois, traversant la route vers les petits bois alentours, sont illuminés par les phares, le bout de leurs ailes effleurant le pare-brise au mépris du danger.
Cette rencontre aux premières lueurs de l’aube, alors que nous traversions la campagne vers notre nouvelle vie, est notre premier souvenir du Gers. Les hiboux avaient remplacé les moineaux parisiens et n’étaient que les premiers d’une longue série de découvertes que nous ferions autour de notre nouvelle maison, socle de notre aventure gasconne.
Aux derniers jours de l’été, par une journée caniculaire, un essaim de frelons prit la maison d’assaut, cognant contre portes et fenêtres pour entrer. Une nuée de ces kamikazes recouvrit en un instant notre vieille porte d’entrée, dont l’éclat rouge vermillon de naguère avait pâli au soleil brulant du Gers.
Fuyant les lieux par une porte dérobée nous fûmes secourus par un expert ès-frelons voisin qui localisa le nid dans un tronc évidé d’un champ voisin. « Ne vous y trompez jamais, un frelon contrairement à une abeille ne vous laissera jamais en paix ». Ses sinistres paroles résonnent encore : « ces bêtes sont le mal personnifié. Dès qu’elles sont attaquées elles se vengent sur leur progéniture »
Nous prenions peu à peu nos marques mais étions loin d’avoir rencontré tous les hôtes des bois alentours. De retour tard un soir nous surprîmes, sur le chemin traversant les bois, une famille de sangliers – un mâle, une laie et des marcassins – dans leur promenade nocturne. Nous arrêtâmes la voiture et ils vinrent renifler le pare choc et frotter leur groin contre le métal chaud. Bien m’en pris de ne pas céder à mon envie de sortir pour les toucher car j’appris plus tard combien c’eut été dangereux.
Lorsque vous habitez une vieille maison dans le bois et que vos chats, trop bien nourris, dédaignent toute chasse, mulots et campagnols ne tardent pas à vous rendre visite. Alors que les enfants mangeaient un repas de fortune à base de conserves le premier de ces marauds pointa son museau, fonça sur la cuisinière, vola un haricot et détala aussi vite qu’il était venu. La cuisine entière fut bientôt constellée de petites crottes noires nous obligeant à boucher le moindre trou et interstice de chaque mur et porte. Derrière la plinthe des meubles de cuisine une autre surprise attendait mon père : une famille de rats aussi pétrifiée par la mort que lui le fut par leur découverte. Mais l’odeur fétide et tenace qui baignait la vieille cuisine trouvait enfin une explication.
En matière de rongeurs une dernière découverte macabre devait parfaire notre éducation : le vieux réservoir à eau révéla le corps boursouflé d’un rat flottant à sa surface. Nous apprîmes alors qu’une bête noyée perd ses poils….
La baignoire avait été installée directement sur le palier à l’étage, une évidence bien sûr pour l’ancien propriétaire ! Au-dessus se dressait une haute fenêtre qui dominait les tournesols et accessoirement constituait la voie de passage d’une nouvelle invasion d’insectes : des essaims de punaises. Vertes quand elles sont jeunes et virant au marron terne avec l’âge, elles émettent quand elles sont menacées, une odeur âcre et tenace, à la fois caractéristique et indescriptible, qui empeste l’air et marque les doigts. Une de ces bestioles trouva le moyen de se loger dans mon sèche-cheveux et sa fragrance distinctive donna à mes cheveux, habitués aux soins Dessange, un parfum nouveau.
Ces insectes maladroits terminaient toujours leur vol bruyant par un atterrissage incontrôlé et brutal sur le parquet, le plus souvent sur le dos. Ils pédalaient alors frénétiquement pour tenter de se remettre sur pied. Certains préféraient les amerrissages dans le bain des enfants tandis que d’autres destins étaient brisés sous nos pas.
Lors de ces premiers jours alors que l’odeur de Paris imprégnait encore nos vêtements, ces rencontres animales multiples et déroutantes nous conféraient l’âme d’intrépides aventuriers.
La Gascogne c’était la «vraie vie». La nature n’était pas celle policée des illustrations de livres que je connaissais ni celle édulcorée que l’on trouve chez les fleuristes en ville. Les bois entourant notre nouvelle maison étaient remplis de pépiements, de hululements, de courses précipitées et je n’étais plus que le petit chaperon rouge, terrifiée à l’idée de traverser le bois voisin.
Aux cris et hurlements de notre nouveau voisinage, à notre apprentissage et endurcissement succédaient aussi des moments de beauté inoubliables. Que ce fut le solennel faucon pèlerin perché sur un fil électrique ou le cerf rouge surpris dans la rosée de l’aube, oreilles au vent, pétrifié un moment avant de s’élancer à travers champ.
Nous avions parcouru un long chemin des berges de la Seine où nous vivions avant, aux forêts profondes de Gascogne. Il était maintenant temps de sortir des bois et d’aller à la rencontre du monde…celui de Lectoure.
Karen Pegg – Novembre 2019